J'écrirai en français. Envers et contre tous. Je suis là
pour ça après tout. Pour parler, écrire, respirer, soupirer, en français. J'ai fait de tels progrès déjà. Je comprends bien les petits, je comprends même "papi" qui m'honore de belles phrases d'une autre époque. Justement. C'est peut-être pour ça que je le comprends mieux que les autres, pour ces belles phrases qui me parlent comme à une vraie femme, par une petite jeune fille de rien du tout. Papi croit que je suis quelqu'un de bien, de digne, quelqu'un qu'il faut respecter.
Car tous ces gens qui passent là, la famille, les
livreurs, les invités, soit ne me regardent pas, soit ne savent pas quoi me dire. Ils restent muets face à mon absence de statut. Je ne suis pas une amie, une parente d'amis, une bonne. Je ne suis qu'une espèce de fille pas même jolie qui ne sait pas quoi dire non plus. On me croise avec embarras, on me dit bonjour du bout des lèvres, on va vite respire un autre air que le mien et celui de petits à qui on ne sait pas quoi dire non plus. Si j'étais plus jolie, est-ce que ça serait différent ?
Les petits sont mignons. Ils parlent déjà anglais avec
moi. Leur mère, Charlène, suit leurs progrès, l'air de rien. Pas un seul compliment à mon égard. Mais je suppose qu'elle est satisfaite. C'est pour ça que j'ai été embauchée. Pour que des petits bourgeois paraissent encore plus bourgeois.
Au début, je me suis demandé ce que je faisais là.
Pourquoi je n'étais pas restée dans ma famille. Ils sont gentils chez moi. Je n'avais pas besoin de partir. Mon français était assez bon, c'était la seule matière où je brillais à l'école. Et je n'aime pas Paris. J'aime la campagne de chez moi, le petit pont qui traverse le village, les chiens amicaux qui vous accompagnent dans les balades, tous ces villageois qui me connaissent et pour qui je suis la "little Ann" de toujours.
A Paris, il y a tant d'hostilité. Dans les rues, chez les
commerçants, ici. Je sens bien que Charlène ne me sera jamais acquise. Il y a papi, bien sûr, mais il ne vient pas tous les jours. D'ailleurs, que ferais-je de papi ?
*
Ce matin, j'ai croisé Charles dans le couloir près de
la salle de bains. Il n'a pas ouvert la bouche, mais il m'a souri. De son sourire vague. "Ann, oui, Ann..." C'est comme si je lui rappelais quelqu'un. Il me voit tous les jours, mais c'est comme si je lui rappelais quelqu'un. J'existe, cela n'a pas vraiment d'importance, Charlène s'occupe de tout. Son sourire me portera toute la journée.
Au début, je me disais que cette chaleur en moi
venait de ce que j'étais bien ici. Mais j'ai fini par me rendre à l'évidence : dès que j'étais dehors, dans Paris, loin de l'appartement, je me sentais moins bien, j'étais à nouveau la petite villageoise perdue. Heureuse, je l'étais quand venait le soir, quand Charles devait rentrer. Et quand il était enfin là, c'était cette chose chaude dans mon ventre, cet environnement protecteur, ce bonheur du foyer.
Etrange foyer que cet endroit où Charlène ne
m'encourage jamais vraiment, où l'on me regarde avec ennui ou gêne, où les enfants considèrent que je suis à leur service jour et nuit. M'aiment-ils ? Oui, je suppose, un peu. Ils m'aiment parce que je suis là, parce que Ann ne les grondera jamais, contrairement à maman qui n'a pas le caractère facile.
Charles est leur père et c'est merveilleux de retrouver
chez Johann la même petite bouche mâle, chez Sophie les mêmes yeux gris bleu. Les enfants sont bien les enfants de leur père. Ils n'ont pas la sécheresse de Charlène, sa hâte énervée. Ils ont cet air un peu rêveur, ce sourire un peu hautain. Ils auront dans quelques années cette élégance facile, cette élégance qu'on a sans même avoir cherché à l'avoir. Tout est trop facile pour ces gens-là. Qu'est-ce que je fais ici ?
Ce que je fais ici... J'attends de croiser Charles dans
le couloir le matin. J'attends de le revoir le soir pour sentir tout mon corps, toute mon âme, se réchauffer. Je suis dans un état d'attente. Vais-je attendre ainsi une année entière ?
*
- Ann !
- Oui, Charlène ?
- Ann, il faut que je vous parle...
Elle a l'air concentrée. Ce doit être grave. Je ne vois pas ce qui peut être grave, à part... Mais ça, personne ne le sait. Même moi je ne le sais peut-être pas.
- Asseyez-vous.
Je m'assois. J'ai l'impression qu'elle va m'engueuler, je ne sais pas ce qui me donne cette impression.
- Ann, je dois vous dire... Vous n'êtes qu'une fille au pair, je veux dire : vous êtes une fille au pair. Il y a certaines choses que vous ne pouvez pas vous permettre, même chez nous qui sommes, vous avez pu le constater, plutôt indulgents...
Où veut-elle en venir ? Et si Charles... Je ne dois pas l'appeler "Charles". On m'a dit en arrivant ici que je devais les appeler "Charlène" et "Charles"... Ne plus appeler Charles "Charles"... Ne plus prononcer son prénom...
- Il s'agit de mon père.
- Votre père (je n'ose pas dire "papi") s'est plaint de moi ?
- Oh, non ! Il est trop content.
- Trop content de quoi ?
- De votre attitude. Il ne demande que ça.
- Qu'est-ce que j'ai fait ?
- Vous n'avez rien "fait" de vraiment mal. Simplement vous êtes trop gentille avec lui, vous lui souriez trop.
- C'est votre père qui est gentil avec moi, lui...
Je n'ai pas pu m'empêcher de rajouter "lui", mais elle ne doit pas comprendre ce "lui".
- Il ne faut pas l'encourager.
L'encourager à quoi ?Qu'y a-t-il de mal à être un peu gentil, à être différent de ce que sont les autres avec la fille au pair ?
- Je ne veux pas être méchante avec votre père !
C'est un cri du cœur. Elle a vu mon air indigné.
*
Je ne suis pas une fille très jolie. Au village, j'ai eu
un petit ami, mais il n'a pas été très enthousiaste. J'ai vite été trompée, abandonnée. Et je n'ai jamais été amoureuse. Peut-être, si j'avais été amoureuse, j'aurais été plus jolie ? Suis-je plus jolie maintenant que je suis à Paris. Est-ce pour cela qu'il y a eu cette stupide histoire avec papi ? On dit que Paris rend toutes les femmes belles. Charlène est belle, à sa façon. Elle a de la classe. Et Sophie sera belle.
Je rêve que je suis jolie. Que les garçons se mettent
à siffler. Que les hommes se retournent sur mon passage et me suivent des yeux. Est-ce que tout n'est pas plus simple quand on est jolie ? Est-ce qu'alors on arrête de vous dire de moins sourire parce qu'il est normal qu'une jolie fille soit souriante ? Son sourire fait partie de sa beauté. Il est naturel. Les jolies filles doivent être vraiment heureuses.
Ce soir, j'ai cru que Charles me regardait plus
longuement. Mais c'est peut-être cette histoire avec papi. Il sait que Charlène m'a parlé. Il croit que je cours après les vieux messieurs. Non, impossible. Charles ne s'occupe pas de ma vie. Elle ne l'intéresse nullement. C'est un monsieur occupé. Je ne suis que "la fille au pair". J'ai dû rêver.
A part avec les enfants, je ne parle pas beaucoup.
J'écris plutôt. J'écris ces lignes, j'écris à ma prof de français, en Angleterre. Elle me félicite de mes progrès, elle me dit que je la dépasserai très vite. J'aime les écrivains français, Maupassant, Balzac, Stendhal, mais aussi Camus du XXè siècle. Je me dis qu'un jour j'écrirai une belle lettre à Charles. Il aura du mal tout d'abord à croire que c'est de moi, la petite jeune fille à qui il sourit vaguement le matin. Et si je restais en France après cette année ?
Si je restais en France avec mes écrivains. J'aurais
une chambre de bonne quelque part dans Paris, mais je ne sortirais plus dehors en baissant la tête. Je croiserais Charles par hasard, nous nous dirions bonjour comme de vieilles connaissances. Il me dirait : "Ah ! Ann ! Je suis content de vous rencontrer, vous manquez aux enfants. Ils ne parlent plus anglais que dans une école privée, c'est dommage ! " Je ne serais plus "la fille au pair", mais "Ann, l'Anglaise qui s'est installée à Paris".
*
C'est décidé. Cette année n'est pas une parenthèse,
mais le début de quelque chose. De quelque chose de grand. De quelque chose avec Maupassant et Camus. De quelque chose dans un Paris que j'inventerai.
Ce matin, j'ai à nouveau croisé Charles dans le
couloir de la salle de bains. Il n'avait qu'une serviette sur les hanches. Je n'ai pas baissé les yeux. Je lui ai souri. Il a eu l'air gêné, il a murmuré : "Ann, euh... bonjour !" J'ai dit, la voix ferme pour une fois, une vraie phrase en français : "Bonjour, Charles. Je souhaite que votre journée soit belle et enrichissante." J'ai cru qu'il allait rire, mais il est bien trop élevé pour cela. En tout cas, il m'a VUE. Il m'a jeté un coup d'œil en coin avant de disparaître. Il m'a reconnue, moi, Ann.
Je sourirai quand même à papi, j'engagerai même
une longue conversation avec lui. Tant pis pour Charlène. Je suis jeune et pleine de vie, j'ai le droit de parler, de bavarder, et pourquoi pas de plaisanter. On dit que les Anglais ont le sens de l'humour. Je rirai avec papi, je rirai avec les enfants.
Un jour, un jour pas si lointain, on ne dira plus
"la fille au pair", mais "Ann, vous savez, la petite Anglaise bavarde qui vit chez les D.".
Mes parents m'ont donné le prénom d'Ann, comme
à une princesse. Paris est d'ailleurs comme une grosse citrouille prête à se transformer en carrosse.