"Sonia", à Conflans Ste Honorine chez mes parents, 1979 _ CHAPITRE III - Portrait de Sonia Ramais
9 octobre 2012 : Sonia Ramais s’appelait en réalité S.B. Je ne l’ai plus jamais vue entre 1986 et 2011. En 2011, je suis allée pour la première fois sur un réseau social et je lui ai envoyé un petit mot. Elle m’a répondu. Nous nous sommes revues l’été 2011, à Gien.
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Sonia n’aimait pas ma tête : elle trouvait que je faisais la gueule. Sonia n’avait pas aimé que je sois vierge à vingt-cinq ans (il faut dire que je la trouvais plutôt patiente de ce côté-là). Sonia n’aimait pas mes fautes de français quand je m’enflammais et elle me reprenait avec sévérité : “on ne dit pas..., mais...” Sonia n’aimait pas mes goûts (“t’es snob“...). Sonia ouvrait de gros yeux vengeurs quand je lui disais que “Mad Max” c’était bien, que c’était philosophique. Sonia n’aimait pas que je boive au lieu de fumer de l’herbe comme tout le monde. Sonia n’aimait pas mon choix de petit ami, Pierre ; elle faisait pourtant partie de ceux qui me l’avaient jeté dans les bras.
Sonia n’aimait pas Pierre (elle fait semblant de l’aimer, elle y arrivera, comme tout le monde). Sonia n’aimait pas que je sois l’amie de Marc Valloire alors que c’était elle sa pote au collège de Conflans, alors que c’était elle qui avait fait du Latin avec lui (“toi, Lucile, tu n’as pas fait de Latin...”), alors que c’était elle qui avait bien rigolé avec lui quand ils avaient treize, quatorze, quinze ans... Est-ce que je méritais Marc (est-ce que qui que ce fût méritait Marc ?) ? Elle n’aimait pas que je n’aie pas couché avec lui, mais elle aurait détesté que je couche avec lui. Sonia n’aimait pas que je mange avec voracité et que je boive comme un trou en restant scandaleusement mince. Sonia n’aimait pas que je me plaigne sans arrêt (elle avait raison), mais elle-même était à elle toute seule un concert de plaintes à Notre-Dame.
Sonia ne s’était jamais assise à côté de moi en Première L au lycée de Poissy juste à côté de ce bloc de béton de Le Corbusier (Jean-Christophe Averty avait raison de dire qu’on aurait dû le noyer direct, celui-là, un bloc de béton accroché à ses pieds), pas une seule fois en une année. Elle s’asseyait à côté de Danièle C. Et moi j’étais restée une pestiférée toute l’année dans cette classe de petits merdeux (de petites merdeuses plutôt car c’était une classe de L). Sonia ne m’avait jamais invitée en Bretagne où ses parents avaient une maison alors qu’elle avait invité ses collègues de bureau (dont Jules). Sonia ne me complimentait jamais sur mes écrits, elle m’engueulait, elle me disait tu exagères, tu geins, tu es snob. Sonia ne disait jamais à ses amis (devenus nos amis) que j’écrivais.
Sonia trouvait que j’étais stupide de m’obstiner. Elle me regardait avec patience et agacement.
Sonia me lisait cependant, elle me consolait, elle m’écoutait, elle essayait de comprendre, elle me donnait des conseils sur mes rapports avec ma harpie de mère, elle m’écoutait des heures et des heures parler de ladite mère sans s’énerver ni se lasser, Sonia se désolait de mon histoire avec Pierre, Sonia soulevait un cil sans faire de commentaires quand je lui parlais de Marc, Sonia avait un petit frère adorable, elle me présenta le petit frère... Sonia m’avait présenté Jules, Serge, Fabrice et Nelly... Sonia m’avait emmenée en boîte, m’avait entraînée dans des conférences, m’avait fait manger à “La Crêpe carrée”, crêperie qui était devenue “notre” restaurant, à nous les fauchés, pendant des lustres. Sonia m’avait prêté cent francs tous les dimanches soir à partir du jour où j’avais connu Pierre. Sonia avait prêté, puis presque donné (elle ne le fit pas finalement parce que je hurlai), sa guitare à Pierre. Sonia croyait que j’étais écrivain, même si elle ne le disait pas.
PORTRAIT DE SONIA RAMAIS (bis)
Sonia avait des migraines à n’en plus finir. Migraines par-ci, migraines par-là, elle me rappellait ma mère. Mais est-ce que je savais qu’elle me rappelait ma mère ?...
Sonia se couchait, au moins deux fois par mois, la tête à pleines mains, en gémissant qu’elle était malade, que personne ne comprenait à quel point elle était malade, qu’elle se sentait partir, qu’elle n’en pouvait plus, qu’elle n’allait pas pouvoir aller travailler, que Cyril ne pouvait rien pour elle à part lui tendre les compresses. Sonia et Nelly se racontaient leurs migraines. Et moi, qu’est-ce que j’avais à raconter... ? Mes maux de ventre ? J’avais souvent mal au ventre. Le lundi matin par exemple. Ou au milieu de la semaine à l’aube lorsque je me disait : Il faut, aujourd’hui, un nouveau jour, me coltiner les assurés en colère au téléphone, surtout ceux de la MAIF. Ils hurlaient après la compagnie Truc et la compagnie Machin qui étaient des voleuses (ce qui était vrai, je pus le vérifier lors de mon premier emploi rue de Châteaudun), des lambines, des coupeuses de cheveux en quatre, des ordures, des putes, des exploiteuses, et les experts (pour lesquels je travaillais) c’était du pareil au même puisqu’ils collaboraient. Mon patron s’arrachait les cheveux en silence. Il souffrait le martyre, ce bourge des beaux quartiers, obligé de faire ce travail de larbin quand il était artiste (il peignait à la plume), obligé de fréquenter des juifs (le cabinet Cohen), des homosexuels (le cabinet Herzog), des parvenus (le cabinet Martin) dans l’exercice de ses tristes fonctions. Mais on est catholique ou on ne l’est pas. Alors mon patron souffrait en silence en maudissant la MAIF (les profs) et la M. (les médecins, des juifs, c’est sûr...). Madame la Femme de mon
Patron allait écouter le nouveau Pape , Jean-Paul II, dans je ne sais quel cirque des abords de la capitale. Elle se pâmait. Pas un juif celui-là, comme le Cardinal de Paris. Et elle aussi baissait les yeux modestement dans sa condition de martyre: elle élèvait une fille handicapée et devait tenir vaillamment une maison de bonne prestance où l’un des fils, Henri-Alexandre, nous faisait beaucoup rire, la secrétaire en chef et moi, lorsqu’il secouait sa gabardine. Bref, mes lundis matins étaient difficiles. Je n’avais rien à faire avec ces gens-là, moi qui fréquentais des critiques de cinoche et des fous du genre Jules ou Pierre. Moi aussi je supportais ma condition vaillamment et j’essayais de faire bonne figure, de croire que mon petit emploi de secrétaire servait à quelque chose, que j’étais utile à quelqu’un, au moins à mon pauvre fascho de patron. Bientôt, je ne serais plus là, au cabinet S., je serais au Haut-Commissariat-Pour-les-Réfugiés (grâce à Marc), puis dans l’édition médicale. Il y aurait d’autres espoirs, d’autres aubes glaciales où il faudrait se lever au son de FIP (que Dieu bénisse FIP) en se disant que c’était la vie, qu’il fallait se lever dans les brumes d’hiver pour aller gagner un salaire de plouc alors qu’on avait été jadis une étudiante (pas brillante mais une étudiante licenciée et maîtrisée quand même) en anglais. Au temps où Clovis Brunelli (professeur de fac) était amoureux de moi, au temps où moi, Lucile Colline, j’étais amoureuse de François-Régis Bastide (écrivain célébrissime). Te souviens-tu, Sonia, toi en Espagnol, moi en Anglais, du temps où nous croyions que nous allions devenir journalistes, traductrices, chercheuses d’or au Mexique ?
Sonia, tu écrivais une maîtrise sur les herbes des sorciers dans les pays d’Amérique du Sud, et moi j’écrivais la mienne sur l’ambition sociale des femmes chez Jane Austen et Frances Burney. Il n’y avait pas de hasard. Nous étions ambitieuses. Nous nous le cachions bien en proclamant haut et fort notre liberté, surtout toi Sonia, des femmes libres et cultivées qui ne se marieraient sûrement pas, qui ne feraient pas d’enfants (à l’époque du nucléaire, non mais !), qui parcourraient les montagnes du Pérou en suçant du coca, qui reviendraient à Paris fortes et bronzées comme Alexandra David-Neel pour vivre sages le reste de leur âge.
Nous travaillions à Paris, toi dans une banque qui exploitait les petits agriculteurs, et moi dans un cabinet d’expertise qui grappillait sur tout et rien auprès des assurés qui ne savaient pas se défendre. On gagnait cent sous par mois, tu rognais sur la bouffe et sur les fringues, et moi sur les fringues et sur la bouffe. On voulait voir Jacques Higelin et courir les cinémas. Je portais une jupe indienne bleu turquoise que tu m’avais donnée et un corsage en den-
telles blanc que ma mère m’avait rapporté du Tyrol. J’étais jolie (pfff, Pierre me le disait en tout cas) et coquette, toi pas.
Tu portais une espèce de pull blanc, plutôt gris, difforme, du 1er janvier au 31 décembre, tu le portais comme un étendard, l’étendard de la misère. “Je suis pauvre, clamais-tu, je suis Sonia Ramais, de la Classe Ouvrière, et je me proclame Reine des Miséreuses !” “Tu as vu, me chuchotait Jules hilare, elle a SON PULL !” Jules, Pierre et moi, on se poussait du coude, on pouffait, on s’étranglait de notre méchanceté à l’égard de cette PAUVRE Sonia. Elle avait de jolies robes pourtant, de jolies robes que lui avait offertes Cyril qui rêvait d’une femme épanouie dans des robes de toutes les couleurs. Mais Sonia-l’Intraitable était intraitable. Fidèle à son pull blanc-gris, à la vie à la mort.
Sortie de ses migraines, Sonia parlait de la dérive de son pauvre cerveau, elle disait “je ne sais pas où je vais“, elle disait que parfois elle perdait pied, qu’elle s’enfonçait, qu’elle ne savait plus suivre le fil de la vie, qu’elle était malheureuse, que notre avenir était bien sombre. Elle pleurait. Moi, Lucile, son amie, j’étais patiente, je me disait que ça passerait. Jusqu’à la prochaine crise. Sonia n’était pas très heureuse, c’est vrai. Son boulot n’était pas très passionnant. Cyril n’était pas l’homme dont on pouvait rêver. Mais la vie allait s’arranger. Ce ne pouvait être tout le temps comme ça. Nous allions changer de job, monter en grade, aller passer vos vacances en Irlande, acheter une voiture.
Parfois, j’étais avec Sonia et elle se mettait à sangloter. J’étais bavarde et pourtant je n’arrivais presque plus à la consoler. Que dire, mais que dire ? Elle était TOUT LE TEMPS malheureuse. Elle portait tout le temps son pull blanc-gris. Cyril et elle étaient tout le temps en crise. Ils étaient le couple en crise que chacun connaît, dans les cercles d’amis. Nous avions beau nous parler, tous, communiquer, nous concerter, nous n’arrivions pas à leur trouver de solution. Jules me téléphonait : “Sonia m’a appelé et, devine... !”
“Ça ne va pas !” Pierre et moi criions en cœur !
Sonia n’allait pas bien.
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Eh, Sonia, je n’allais pas bien.
Nous étions cyclothymiques. Elle, moi. Et Marc. Et peut-être Jules.
Petits employés de bureau dans la grande cité. Sauf Marc, le cinéphile. Sonia était Mon Amie. Et on se ressemblait, bien sûr. On aurait pu être de grandes amoureuses, de grandes dames (1,45 mètres, 1,55 mètres). On aurait pu.
Ouais, on aurait pu : 9 octobre 2012.